Violences policières: les racines du mal
- Méline E
- 19 mai 2018
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 févr. 2020
Le meurtre d'Adama Traoré n'est pas un cas isolé. Adama est un symbole. Alors que les affaires de violences policières se multiplient dans l'hexagone, il est désormais impossible de faire la sourde oreille. A Bagnolet, Assa Traoré -la grande sœur d'Adama, et la philosophe Elsa Dorlin ont retracé la genèse d'une tare bien française. Un saut dans le temps qui nous fait voyager jusqu'à la colonisation.

Samedi 12 mai 2018. Voilà près de vingt-deux mois qu'Adama Traoré fut retrouvé mort dans la cour de la gendarmerie de Persan, après avoir été interpellé lors d'un contrôle d'identité. Vingt-deux mois qu'Assa Traoré ressasse à qui veut l'entendre les mêmes minutes qui ont suivi la mort de son frère, le 19 juillet 2016. Ce jour-là, elle les répète devant presque 80 personnes au théâtre de l’Échangeur à Bagnolet. La salle est comble. Certains sont assis sur le coté, faute de places assises. «Mama apprend qu'Adama est au commissariat. Mama n'arrive pas à joindre la gendarmerie. Tata m'appelle.». La machine se met alors en place. Les portes de la gendarmerie se ferment. La mairie de Beaumont-sur-Oise monte au créneau et porte plainte contre Assa Traoré pour diffamation. La justice leur crache à la gueule. Les détails de l'affaire ont beau être connu de tous, les mensonges sur l'autopsie du procureur de la République Yves Jannier révélés au grand jour depuis longtemps, l'impression d'avoir affaire à une grande mascarade plutôt qu'à un simple fait divers reste tenace. Assa Traoré connaît les dates par cœur. Il aura fallu 3 jours à la famille pour qu'une contre-autopsie soit réalisée, 3 semaines pour que le dossier soit dépaysée. Une tragédie en plusieurs actes.
La Guadeloupe, la Seine St Denis et le «devenir-nègre du monde»
Peu après la mort d'Adama Traoré, son passif -et celui de sa famille- sort dans la presse. «Adama n'avait pas de nom. C'était 'un jeune de quartier', 'un délinquant'», remarque sa sœur. Pour la professeure de philosophie Elsa Dorlin, les personnes de couleurs sont toujours «coupables a priori». C'est l'imagerie du sauvage, à l’œuvre aux temps des colonisations, qui rejaillit de manière plus ou moins inconsciente. Auteure de plusieurs ouvrages sur la question de l'autodéfense, Elsa Dorlin décrit la stratégie des puissances coloniales pour désarmer les peuples opprimés. La confiscation de tous moyens de défense matte de facto tout projet de rébellion. La diabolisation des colonisés vient justifier l'usage de la force. Elsa Dorlin voit ainsi un lien entre le maintien de l'ordre d'hier, et celui d'aujourd'hui.
Alors que nous commémorons en cet instant les événements de mai 68, Assa Traoré et Elsa Dorlin préfèrent quant à elles évoquer les événements de 1967, en Guadeloupe. A cette époque, des grèves se multiplient dans l'île pour dénoncer les bas salaires. Pierre Bolotte est alors préfet du département. Il avait, d'abord, fait un tour par l'Algérie française. A Pointe-à-Pitre, des émeutes éclatent, les 26 et 27 mai. Il donne l'ordre de faire feu. A tragédie de 1967 a été apposé le mot de «massacre», en 2016. Mais le nombre véritable de mort reste, quant à lui, toujours inconnu. «Ce même homme qui fait ses gammes en Algérie pendant la colonisation, qui massacre en Guadeloupe, se retrouve en 1971 nommé préfet de Seine-Saint-Denis», lâchent-elles. A son arrivé dans le 93, Pierre Bolotte se porte volontaire pour expérimenter la BAC (Brigade Anti-Criminalité), qui vient d'être mis en place. «Les colonisés ont servi de cobayes puisque l'on voit désormais la même gestion coloniale à l’œuvre. Adama Traoré mais également les répressions lors de loi Macron. C'est en ce sens qu'il faut comprendre le 'devenir-nègre du monde' de Mbembe», déclare Elsa Dorlin. L'auteur camerounais Achille Mbembe dans Critique de la raison nègre, postule que la marginalisation des personnes opprimés ne leur est plus réservée. Une critique du capitalisme qui assujettit les êtres humains à un statut de marchandise, sans valeur. «Nos vies comptent»
La vie des noires comptent. C'est la revendication simple, brute et poignante de Mahamadou Camara qui prend la parole après l'échange entre les deux femmes. C'est Assa qui lui tend le micro. Lui aussi a perdu son frère, Gaye, tué par la police d'une balle dans la tête, le 17 janvier 2018 à Épinay-sur-Seine. Il récite les dates, heures et minutes avec une précision telle qu'on a l'impression qu'il revit ces instants, comme si le reste, depuis le drame, n'était que flottement. Gaye Camara a été abattu par huit balles. Il est soupçonné d'être monté à bord d'une voiture volé. «On ne demande pas grand chose. Juste du respect. Nos vies comptent.», conclut-il. Comme un écho au "Black lives matter" des Etats-Unis post-esclavagiste.
A la fin de son intervention, Assa Traoré est de celle qui applaudit le plus fort. Depuis des mois, elle multiplie les prises de parole comme celle-ci, mais également à l'université occupée de Nanterre ou encore celle de Tolbiac où elle a fait le déplacement. Elle a de la rancœur dans la voix quand on lui pose une question sur la «convergence des luttes» ou sur le «printemps social». "Ils demandent à être invités mais peu de têtes se pointent réellement", fait-elle remarquer. Seul raison de se réjouir: une reconstitution de l'arrestation d'Adama Traoré vient d'être acceptée par la justice et se tiendra prochainement.
Une avancée qu'elle a décroché, seule.
M.E
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